> Ruban : extraits du procès


Président
: Silence ! Je déclare la séance ouverte. Procureur, lisez l'acte d'accusation.

Procureur: Le prévenu a été mis en examen pour les crimes et délits suivants : (embrumé)
1- Bruits ou tapages (R 623-2) troublant la tranquillité d'autrui.
2- Atteinte au respect dû aux morts (225-17) en instituant une minute de bruits
à la mémoire des sons disparus.
3- Diffamation et injures (R 621-1) à l'encontre de l'Ordre des Musiciens.
4- Vol de bruits (311-1).
5- Recel de bruits (321-1).
6- Abandon d'ordures, déchets ou autres objets (R 632-1).
7- Acte de terrorisme en introduisant dans l'atmosphère une substance - ici le bruit - de nature à mettre en péril la santé des Êtres (421-2).
8- Et crime contre l'humanité, puisque tendant à détruire partiellement l'Ordre des Musiciens en portant atteinte grave à leur intégrité psychique (211-1).
Voilà. Le total des peines encourues est assez astronomique, je n'ai pas tout à fait fini l'addition, monsieur le Président,... (il se rendort).

Président: Bien. Alors se sont constitués comme Parties Civiles l'Ordre des Musiciens, représenté par monsieur Glaise, la S.A.C.E.B., Société des Amateurs de Chansonnettes et Ennemis du Bruit, représentée par monsieur Papelard, et le Marais Écologique, représenté par monsieur Pommavers. J'ajoute qu'ont été mises sous scellées comme pièces à conviction plusieurs « bulles » confectionnées par le prévenu, monsieur Ruban, domicilié au Cube. Est-ce bien exact ?

Ruban: Oui, monsieur le Président.

Président: Je déclare donc ouverts les débats. Tout d'abord, prévenu, contestez-vous la matière des faits qui vous sont reprochés ?

Ruban: Cela dépend, monsieur le Président.

Président: Comment ça, cela dépend ?

Ruban: Cela dépend de ce qu'on nomme musique et de ce qu'on appelle bruit.

Papelard: Le bruit engendre le bruit !

Pommavers: Le bruit est une pollution !

Glaise: Le bruit est le contraire de la musique !

Président: Toc ! Toc ! Parlez à votre tour et avec mon autorisation, s'il vous plaît. Êtes- vous éclairé, prévenu ?

Ruban: Pas tout à fait encore. J'aimerais que l'on me précise la limite de la musique d'avec le bruit.

Papelard: Facile ! Je peux répondre, monsieur le Président ?

Président: Allez-y.

Papelard: La musique doit pouvoir s'écrire sur une partition, dans un langage universel qui est le solfège. Le reste, c'est du bruit.

Ruban: Au risque de vous attrister, j'ai ici apporté une partition que vous n'aurez, je pense, aucune peine à lire, sur le démarrage d'une moto, puis son départ. Les signes de l'écriture musicale ne sont pas censés décrire le timbre, n'est-ce pas ?

Papelard: (les sourcils froncés, déchiffrant la partition) ...

Président: Et moi, je peux voir ?

Ruban: Vous pouvez voir et entendre, puisque c'est une bulle qui fait partie des pièces à conviction.

Président: Produisez la bulle en question. (On apporte la bulle). C'est bien celle-là ?

Ruban: (vérifiant) Oui, monsieur le Président. Il suffit de la crever.

Président: Hé bien, crevons. (On entend la moto qui démarre, puis s'éloigne).

Glaise: Arrêtez ! Pitié pour mes oreilles !

Papelard: Le bruit engendre le bruit !!

Pommavers: Ça me rappelle la moto de mon grand-père...

Président: (souriant) C'est intéressant. Et conforme à la partition, pour ce que je connais de la musique. Alors, monsieur Papelard, trouvez-nous autre chose pour différencier bruit et musique.

Papelard: Heu... La musique doit être faite avec des instruments de musique. Tout le reste n'est que bruit.

Ruban: Alors, Wagner faisant frapper sur des enclumes ne fait pas de musique, il fait du bruit ?...

Glaise: Nous nous égarons, monsieur le Président. En fait, la musique fait du bien, voilà tout, et le bruit fait du mal. Puis-je produire deux témoins ?

Président: Huissier, faites entrer les deux premiers témoins.

(Entrent deux bouchers en tenue de boucherie)

Boucher 1: Je suis ici pour témoigner que la viande est meilleure quand on met la musique, à l'abattoir.

Président: ...?

Boucher 2: Ouais. Elle est plus tendre. Avant, les bœufs étaient stressés, vous comprenez, ils angoissaient avant de crever, et la viande était filandreuse.

Boucher 1: Maintenant, on met la musique : ça couvre les beuglements et le bruit de la masse sur les crânes. Et la viande, elle est comme ça ! Première qualité !

Boucher 2: Ouais. Mais faut pas les endormir avec n'importe quoi ! L'autre jour, au resto, j'suis tombé sur un steak qui avait du entendre la 5ème de Beethoven avant son coup sur la cafetière : c'était d'un dur !...

Boucher 1: Mozart. Pour la première qualité, c'est toujours du Mozart. Ça devrait être interdit d'utiliser autre chose.

Boucher 2: Ouais. Où va-t-on ? Pourquoi pas du Berlioz, pendant qu'on y est ?

Glaise: (inquiet) Bien. Merci, messieurs, ce sera tout. (Les bouchers sortent)

Président: Je ne vois pas en quoi notre débat avance si Mozart est musique et Beethoven ne l'est plus...

Glaise: Ça y est ! J'ai trouvé ! La musique est universellement reconnue comme musique, et le bruit comme bruit !

Ruban: Puis-je à mon tour, monsieur le Président, produire mes deux témoins, l'un après l'autre ?

Président: Allons-y. Huissier ! Faites entrer le témoin numéro trois. (Il entre)

Témoin 3: (saluant) Monsieur le Président, Mesdames et messieurs.

Président: Votre nom ?

Témoin 3: De Latrine. Jean-Charles de Latrine.

Président: Votre profession ?

De Latrine: Artiste musicien, pianiste de renom.

Président: Hé bien, déposez.

De Latrine: Ma vie est musique. Je ne respire que par la musique et donne ensuite aux autres l'occasion de m'ouïr, parfois, lors de récitaux internationaux.

Président: De récitals internationaux.

De Latrine: Si vous préférez.

Ruban: Vous entraînez-vous souvent, de Latrine ?

De Latrine: Bien sûr. Du matin jusqu'au soir, sans répit, je joue du piano.

Ruban: Monsieur le Président, puis-je faire entrer mon deuxième témoin, madame Lepion ?

Président: Huissier, faites entrer. (Madame Lepion entre). Allez-y, madame, déposez.

Lepion: Ma vie est un enfer : j'habite juste au-dessous d'un musicien qui joue du piano toute la journée. C'est un bruit insupportable que je ne peux fuir. C'est un affreux tourment qui me fait tomber de dépression en dépression...

De Latrine: Comment, madame et néanmoins voisine, osez-vous vous plaindre ? Beaucoup d’Êtres sont prêts à payer cher pour être à votre place et entendre de Latrine...

Lepion: Voyez, monsieur le Président, il avoue : c'est bien lui le responsable de ce bruit infernal...

De Latrine: Comment ? Du bruit ? Mais on peut à peine jouer de plus belles musiques !...

Président: (las) Bien, merci. Huissier, reconduisez ces deux témoins et servez-moi une aspirine.

Glaise: Monsieur le Président, je crois que j'ai enfin trouvé la différence entre musique et bruit.

Président: (désabusé) Allons-y. Expliquez...

Glaise: Pour qu'il y ait musique, il faut qu'il y ait une volonté. Une volonté de faire de la musique, de créer, de construire. Le reste n'est que hasard ou bruit.

Président: Ah! Voilà un argument intéressant. Qu'avez-vous à répondre, monsieur Ruban ?

Ruban: Qu'une volonté ne suffit malheureusement pas. Il faut deux volontés : celle énoncée par Glaise et celle de l'auditeur. Si l'on diffuse une musique et que personne ne l'écoute, peut-on encore légitimement dire qu'il y ait musique ? La musique n'existe-t-elle plutôt pas qu'au seul moment où les deux volontés se rejoignent ? Même différée dans le temps par la partition ou l'enregistrement ? Sinon, c'est de la musique virtuelle... Ou alors, si l'on admet qu'une seule des deux volontés doivent suffire, que ce soit indifféremment au bénéfice de l'artiste ou de l'auditeur. Et admettons que celui qui écoute un bruit puisse y entendre de la musique...

Glaise: Mais enfin, l'artiste vaut plus que l'auditeur !

Ruban: Ah! Là, nous différons, et je ne vous suis pas. D'autant que ce qui fait l'artiste, c'est le public, et non l'artiste lui-même !

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